Skip to content Skip to footer

Les liaisons dangereuses de l’industrie française de l’armement avec Israël

Depuis le début de l’offensive à Gaza, les livraisons d’armes occidentales à Israël sont dans le viseur du mouvement de soutien à la Palestine. Que sait-on des liens entre les industriels français et le complexe militaro-industriel israélien ?

Depuis cinq mois, les bombardements et les actions militaires menées par Israël à Gaza suscitent des manifestations partout dans le monde. Au-delà de la condamnation morale d’une offensive dont le bilan s’établit à plus de 30 000 morts du côté palestinien, ce mouvement porte aussi une revendication concrète : la fin des livraisons d’armes à l’État hébreu. Les États-Unis, en particulier, ont alimenté l’arsenal de Tsahal de manière continue depuis le début de la guerre. Certes, en Israël, « les lignes de production de l’industrie de l’armement fonctionnent 24 heures sur 24 », a déclaré le ministre de la Défense Yoav Gallant. Mais sans les armes des alliés, les opérations militaires ne pourraient pas se poursuivre avec la même intensité.

Le mouvement syndical a été en première ligne sur ce sujet. Dès novembre, les dockers de Barcelone des syndicats OEPB et USTP ont bloqué les navires d’armes destinés à Israël. Un comité de travailleurs du port de Gênes, en Italie, a fait de même. En Inde, un syndicat de dockers a promis de boycotter tout cargo d’armes en partance pour l’État hébreu. En Belgique, un communiqué de plusieurs syndicats de l’aviation intimait aux travailleurs d’interrompre la manutention au sol des avions remplis d’équipements militaires décollant pour Tel Aviv. Plusieurs sites de production d’armement ont été bloqués par des piquets ou des manifestations, comme ceux de BAE Systems en Angleterre ou de Safran au Canada. La question a même atteint une cour de justice aux Pays-Bas, qui a ordonné l’interruption de l’envoi en Israël de pièces de rechange pour les avions de combat américains F-35.

Et en France ? La CGT s’est prononcée pour un cessez-le-feu et certaines de ses fédérations, notamment celles réunies sous la bannière de l’aile gauche Unité CGT, proposent un embargo. Le collectif Stop Arming Israel France a mené des actions devant plusieurs sites des groupes français d’armement ayant des liens avec Israël. Les militants ont cartographié les usines de ces entreprises. Parmi les noms cités, on trouve Thales, Safran et Airbus, et d’autres firmes moins connues du grand public.

En quoi ces entreprises contribuent-elles à armer Israël, et quels sont leurs liens avec le secteur de la défense dans le pays ?

25 millions d’euros de ventes d’armes à Israël approuvées par l’État français

Le dernier rapport au Parlement présenté par le ministère des Armées évalue à 25,6 millions d’euros la valeur des armes destinées à Israël en 2022. À cette occasion, Sébastien Lecornu s’est félicité du « niveau historique avec près de 27 milliards d’euros » de prises de commandes reçues au total par l’industrie française de l’armement.

Par comparaison avec ces 27 milliards, et avec les 23 milliards de dollars de dépenses militaires de l’armée israélienne sur la même année 2022 selon la Banque Mondiale, 25 millions d’euros peuvent paraître négligeables. La France n’a plus le rôle de premier plan qu’elle a pu jouer dans l’armement d’Israël lors de sa naissance en 1948. Selon Patrice Bouveret, directeur de l’Observatoire des armements, cela s’explique par « la reprise du marché par les États-Unis, avec lesquels la France ne peut rivaliser, tant d’un point de vue technique que politique ».

Le rapport au Parlement ne donne cependant « qu’un faible aperçu des exportations d’armes françaises », rappelle Aymeric Elluin, responsable de plaidoyer Armes à Amnesty International France. Il ne donne pas d’information sur quelles armes sont vendues, quels acteurs en feront usage et dans le cadre de quelles missions.

Parmi les armes françaises fournies à Israël, les mieux connues sont les hélicoptères AS565 Panther, produits par Airbus et utilisés par Tsahal pour patrouiller les zones maritimes, et notamment le littoral de la bande de Gaza. L’Observatoire des armements a également attiré l’attention sur l’exportation de fusils d’assauts français produits par PGM Precision. Cette entreprise basée en Savoie est un fournisseur attitré de la Police nationale, mais a aussi trouvé un client dans les brigades spéciales de l’armée israélienne.

Des composants critiques exportés sans contrôle

Les spécialistes attirent aussi l’attention sur les composants qui peuvent être employés dans l’armement, sans être pour autant identifiés comme matériel de guerre. Leur exportation n’est pas soumise au contrôle du Ministère des Armées, n’est pas comptabilisée dans le rapport au Parlement, et est encore moins connue du public.

« Certaines de ces technologies peuvent être utilisées dans le secteur nucléaire ou constituer des armes chimiques », note Patrice Bouveret, tout en rappelant qu’« Israël n’est pas signataire du traité de non prolifération des armes nucléaires (TNP). Leur valeur financière peut être très faible mais leur usage peut atteindre un très haut niveau de létalité. Comment est-il possible que la France, qui est signataire du TNP, puisse lui vendre ces composants ? »

C’est ainsi qu’un capteur sensoriel produit en France par Exxelia avait été retrouvé parmi les débris d’un missile qui a tué trois enfants en 2014 à Gaza. La famille des victimes a porté plainte contre l’entreprise pour « complicité de crimes de guerre » et « homicide involontaire ». L’enquête est actuellement en cours au sein du tribunal de Paris. Or, de nombreuses autres entreprises exportent ce type de produit. Le producteur de semi-conducteurs STMicroelectronics a même des implantations en Israël. Des puces ST ont été retrouvées dans des drones utilisés par l’armée russe en Ukraine. En décembre 2023, la section CGT du groupe à Crolles, près de Grenoble, a fait état des soupçons des salariés que les mêmes puces étaient employées actuellement à Gaza.

Théoriquement, les entreprises françaises doivent veiller à ne pas vendre à certains clients s’il existe un risque qu’ils utilisent leurs produits pour perpétrer des crimes de guerre. « En suivant ce principe, s’il y a bien un pays où il ne faudrait pas exporter aujourd’hui, c’est Israël », soutient Aymeric Elluin. Mais le contrôle est laissé à la discrétion des entreprises et leur responsabilité ne peut être engagée que par une action judiciaire, comme dans le cas d’Exxelia.

Les champions français, partenaires du complexe militaro-industriel israélien

Ce n’est pas seulement à travers leurs exportations que les entreprises françaises sont amenées à soutenir directement et indirectement l’armée israélienne. C’est également à travers les multiples liens commerciaux et technologiques qu’ils ont noué avec le secteur de l’armement dans le pays.

L’entreprise Elbit, l’un des principaux fournisseurs d’armes de Tsahal, a ainsi multiplié les partenariats avec des groupes français. Elle est par exemple liée à Thales par le biais d’une « joint venture » destinée à produire de drones UAV Tactical Systems (aussi appelés U-tacs), détenue à 51% par Elbit et à 49% par la filiale anglaise de Thales. Le résultat à été la réalisation du drone Watchkeeper WK450, employé par le Royaume-Uni en Afghanistan. Le projet a valu à l’entreprise et à son partenaire israélien un contrat de 1,2 milliards d’euros. U-tacs prétend armer uniquement les forces britanniques, mais l’organisation Campaign against arms trade a recensé plusieurs licences d’exportation de l’entreprise vers Israël.

Elbit s’est également associée avec Safran. En 2010, le groupe français annonçait la création d’une mystérieuse entreprise partagée à 50% avec le producteur israélien, et dont la production se devait se faire à Montluçon et à Eragny. Le nom de cette filiale n’a jamais été mentionné par les deux groupes, et aucune autre information n’a filtré.

Elbit a aussi lancé la production d’un nouveau système de roquettes en coopération avec KNDS, propriété de l’État français, issu de la fusion entre Nexter et un homologue allemand. Ces armes sont censées être destinées au pays membres de l’OTAN et notamment au renouvellement de l’artillerie allemande.

Au-delà des intérêts stratégiques, ces partenariats découlent aussi du besoin continu de modernisation de l’industrie de guerre. Patrice Bouveret explique que « la coopération entre entreprises françaises et israéliennes de l’armement existe aussi dans le but de se surveiller mutuellement et connaître les avancées de l’autre ».

En 2021, Safran et Rafael, autre géant israélien de l’armement, ont annoncé un partenariat destiné à coordonner les technologies des viseurs produits par les deux groupes – Moskito pour Safran et Fire Weaver pour Rafael – afin d’aboutir à un produit final dont la force serait de « détecter, acquérir et neutraliser avec précision, y compris à distance de sécurité […] tout objectif ». Le partenariat consiste notamment dans la synchronisation des deux technologies pour « offrir à leurs clients un niveau supérieur de capacités », d’après le communiqué de presse conjoint. Parmi ces clients, pour le Fire Weaver, on trouve notamment l’armée israélienne.

Un autre fleuron européen, MBDA, fruit d’un investissement conjoint entre Airbus, l’italienne Leonardo et la britannique BAE Systems, dont le siège social est situé dans les Hauts-de-France, s’est quant à lui associé à Israeli Aerospace Industries. L’alliance a été scellée par le biais de la filiale allemande de MBDA, dans le cadre d’un partenariat qui couvre plusieurs technologies, dont le drone kamikaze. Ces drones sont conçus pour roder, identifier des cibles, et exploser sur commande d’un opérateur à distance. L’accord entre MBDA et IAI vise à développer conjointement et mettre des drones israéliens à disposition de l’armée allemande, et va ainsi permettre à IAI d’affermir sa place dans le marché européen.

La constitution de joint-ventures de ce type permet aussi de contourner les limitations à l’exportation des différents pays. « Tandis que les entreprises s’élargissent à échelle européenne et internationale, la régulation se fait toujours à l’échelle nationale, c’est un paradoxe de l’industrie de l’armement », explique Patrice Bouveret.

Intérêt français pour la cyberguerre

En décembre 2023, en pleine offensive à Gaza, un colloque franco-israélien sur la cybersécurité s’est déroulé au Sénat. Passé sous silence dans la presse, l’événement organisé par les sénateurs LR Jean-Pierre Bansard et Roger Karoutchi visait à mettre en contact des entreprises israéliennes du secteur avec des start-up françaises, des investisseurs et des élus. Difficile de nier la dimension militaire de l’événement : le chef de la délégation de cybersécurité israélienne était Yigal Unna, ancien membre de Shin Bet (le service israélien de renseignement intérieur), et directeur, jusqu’en 2022, de la principale agence israélienne chargée de sécuriser le cyberespace et les infrastructures critiques.

Parmi les entreprises invitées figure Cyabra. Basée à Tel Aviv et spécialisée dans l’analyse de contenus en ligne, elle se dédie actuellement à l’identification de publications pro-palestiniennes sur les réseaux sociaux. Ces dernières ont fait connaître à des millions d’internautes la situation endurée par les habitants de Gaza. Cyabra combat ce phénomène, qu’elle considère porteur d’un « narratif façonné par les mauvais acteurs ». Sur son site, elle revendique avoir analysé, dans les deux jours suivant le 7 octobre, « 2 millions de publications, photos, et vidéos sur Facebook, X (Twitter), Instagram, et TikTok ».

Israël est un leader dans la cybersécurité, que ses forces armées utilisent pour contrôler la population palestinienne, hacker ses réseaux et couper sa connexion à internet. Dans la « start-up nation » du Moyen Orient, l’industrie technologique représente 18% du PIB. Or, ses inventions sont souvent testées dans ce que le journaliste d’investigation Anthony Loewenstein appelle « le laboratoire palestinien ». Néanmoins, ce secteur bénéficie des investissements de pays comme la France dont les entreprises souhaitent s’inspirer des « innovations » israéliennes.

C’est ainsi que Thales en décembre dernier a finalisé l’acquisition, pour la somme de 3,2 milliard d’euros, de l’entreprise de cybersécurité Imperva, fondée en Israël en 2002. Moshe Lipsker, le vice-président d’Imperva, plaidait en 2022 en faveur d’une plus grande intégration des employés du secteur informatique dans Tsahal, rappelant à quel point « la haute technologie en général et la cyberguerre en particulier constituent une part importante du moteur économique de l’État d’Israël ».

Le businessman évoquait ensuite son engagement passé dans l’armée et considérait ses expériences de combat comme complémentaires à son activité professionnelle, incitant tous ceux qui travaillent dans le secteur à « se dévouer à l’effort national ». Il précisait son propos avec un exemple décrivant le modus operandi de l’IDF dans la bande de Gaza : « Le soldat de première ligne qui rencontre l’ennemi face à face au combat fournit l’acte final et consommatoire de tous les efforts de feu et de manœuvre de l’air et du sol, y compris ceux du militaire de la cyberguerre qui appuie sur une touche qui perturbe l’approvisionnement en électricité de l’emplacement ciblé par le soldat de combat ».

Dans le même esprit, en 2018, Airbus a noué un partenariat avec Team 8, firme de capital-risque israélienne qui développe des start-ups de cybersécurité. Son fondateur Nadav Zafrir décrivait en décembre 2023 le rôle que les entreprises comme la sienne, soutenues par des capitaux venant des alliés d’Israël, joueront dans l’après guerre dans la construction d’un « Moyen Orient bipolaire, avec d’une part les nations djihadistes terroristes comme l’Iran et d’autre part les nations modérées [ie. Israël et l’Arabie saoudite], qui aspirent à la prospérité et fondent leur alliance sur l’économie ». Un scénario qui mettrait côte à côte deux clients bien appréciés par les entreprises françaises de l’armement.

Piera Rocco di Torrepadula