Pour l’avocat spécialisé en droit international pénal Johann Soufi, ancien chef du bureau juridique de l’UNRWA à Gaza, l’avis rendu le 19 juillet 2024 par la Cour internationale de justice déclarant illégale l’occupation des territoires palestiniens par Israël fera date.
C’est un avis historique rendu public le vendredi 19 juillet 2024 par la Cour internationale de justice (Cij), la plus haute juridiction mondiale. Elle estime que l’occupation par l’État hébreu des territoires palestiniens depuis 1967 est « illégale ». L’instance onusienne ajoute que cette occupation doit cesser « le plus rapidement possible ». Un texte clair et ferme qui clôt 18 mois d’une procédure inédite.
Le 31 décembre 2022, l’Assemblée générale des Nations unies avait adopté une résolution demandant à la Cij un avis consultatif sur les « conséquences juridiques découlant des politiques et des pratiques d’Israël dans les territoires palestiniens occupés, y compris à Jérusalem-Est ». Une cinquantaine d’États avaient plaidé devant la Cour en février 2024. Johann Soufi, avocat, expert en droit international, nous livre son décryptage.
Quels éléments de l’avis de la CIJ vous semblent les plus importants ou les plus surprenants ?
C’est le caractère à la fois clair et puissant de l’avis qui est à retenir et qui m’a le plus surpris, venant d’une juridiction traditionnellement empreinte de réserve. Les juges de la Cour ont répondu, sans circonvolutions, à l’ensemble des questions posées par l’Assemblée générale des Nations unies, et à celles abordées lors des plaidoiries de février 2024.
Ils ont tranché de nombreuses questions qui faisaient encore l’objet de débats dans le discours public ces derniers mois : l’illégalité de la politique coloniale israélienne ; le statut de Gaza comme territoire occupé après 2005 ; l’annexion, par Israël, de grandes parties du territoire palestinien occupé (y compris Jérusalem-Est) en violation du droit international ; le caractère discriminatoire des lois et pratiques israéliennes dans ces territoires, qui constituent une ségrégation ou un apartheid ; l’obligation pour Israël de mettre fin immédiatement à sa colonisation du territoire palestinien et à ses pratiques discriminatoires envers les Palestiniens, ainsi que l’obligation de permettre le retour des réfugiés de 1967 et de réparer les préjudices subis par les Palestiniens.
L’avis rappelle aussi l’interdiction faite aux États de soutenir cette politique, la nécessité pour l’ONU d’agir pour mettre un terme à ces violations et de trouver une solution pacifique. Il s’agit donc véritablement d’un avis historique pour la Palestine et le Proche-Orient, tant sur le fond que sur la forme, qui servira de boussole juridique aux diplomates, aux juristes et aux défenseurs des droits humains dans les mois et les années à venir.
Cet avis légitime-t-il l’utilisation du terme « apartheid » pour décrire la situation en Cisjordanie ?
L’accusation d’apartheid à l’encontre des politiques d’Israël dans le territoire palestinien occupé, c’est-à-dire un régime institutionnalisé d’oppression systématique et de domination des Israéliens sur les Palestiniens, a été formulée à de nombreuses reprises par les États lors de leurs plaidoiries devant la Cour en février 2024. Le terme apparaît d’ailleurs clairement dans l’avis consultatif, précisément aux paragraphes 224 et 225.
Toutefois, c’est la lecture combinée des paragraphes 223 à 229 qui est la plus révélatrice. L’article 3 de la Convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale interdit expressément « la ségrégation raciale et l’apartheid » et exige des États qu’ils condamnent ces crimes. En considérant, comme elle le fait au paragraphe 229 de l’avis, que les lois et mesures d’Israël « qui imposent et permettent de maintenir en Cisjordanie et à Jérusalem-Est une séparation quasi complète entre les communautés de colons et les communautés palestiniennes » constituent une violation de l’article 3 de cette convention, la CIJ reconnaît explicitement que le « régime de discrimination systématique fondé, notamment, sur la race, la religion ou l’origine ethnique mis en place par Israël contre les Palestiniens » constitue soit un régime ségrégationniste, soit d’apartheid, soit les deux.
Les juges estiment que la bande de Gaza est toujours sous occupation, alors que les colonies israéliennes ont été évacuées en 2005…
C’est la position que la plupart des juristes défendent depuis 2005, en raison du contrôle effectif qu’Israël a maintenu sur la bande de Gaza malgré le retrait des colonies. Les accès terrestres, maritimes et aériens à la bande de Gaza demeuraient entièrement soumis à la volonté de l’armée israélienne, qui empêchait la plupart de ses habitants d’en sortir et aux personnes et aux biens d’y entrer. Ce contrôle est encore plus important depuis le mois d’octobre 2023, puisque Israël est désormais présent physiquement dans la bande de Gaza et contrôle le point de passage de Rafah, la frontière avec l’Égypte.
La principale conséquence de cette analyse juridique est qu’Israël ne peut pas invoquer l’article 51 de la Charte des Nations unies, relatif à la légitime défense, à l’égard de la bande de Gaza (et de la Cisjordanie), car ce droit ne s’applique pas aux territoires occupés, comme l’avait rappelé la Cour aux paragraphes 138-139 de son avis consultatif du 9 juillet 2004 sur le mur de séparation.
L’autre conséquence, c’est le droit, pour le peuple palestinien, à l’autodétermination et à la résistance à l’occupation, dans le respect du droit international coutumier et des conventions de Genève. Enfin, cela signifie qu’Israël, en tant que puissance occupante, doit assumer la responsabilité institutionnelle, financière et logistique de la sécurité et des besoins humanitaires essentiels de la population de Gaza et le respect de leurs droits fondamentaux.
Quelles pourraient être les conséquences juridiques de cet avis ?
La circulaire d’Éric Dupond-Moretti pénalisant le boycott des produits israéliens serait-elle possible aujourd’hui ?
L’avis de la CIJ, l’organe judiciaire principal des Nations unies et la plus haute juridiction internationale, servira incontestablement de référence pour les juristes du monde entier, y compris ceux des juridictions nationales et régionales. Dans les mois et les années à venir, cet avis sera fréquemment cité par les parties et les juges dans le cadre des contentieux relatifs au conflit israélo-palestinien.
Concernant la campagne « Boycott, Désinvestissement et Sanctions » (BDS), lancée par des ONG à la suite de l’avis de la CIJ de 2004, elle a déjà été jugée conforme au droit français et européen par les plus hautes juridictions nationales et régionales. Les circulaires pénalisant ces actions ont, au contraire, été déclarées illégales par la Cour européenne des droits de l’homme, qui a condamné la France en juin 2020 pour violation des articles 7 et 10 de la CEDH, notamment en raison de la restriction de la liberté d’expression et d’opinion. C’est sur le même fondement juridique que la Cour de cassation a confirmé, en octobre 2023, la légalité de la campagne BDS.
En réalité, l’avis de la CIJ représente un changement de paradigme. Il établit non seulement que l’appel au boycott des produits israéliens n’est pas interdit, mais oblige les États à ne pas « prêter aide ou assistance à des activités d’implantation illégales » et de s’abstenir de maintenir des « relations économiques ou commerciales avec Israël qui seraient de nature à renforcer la présence illicite de ce dernier dans ce territoire ». Ainsi, le boycott des produits issus des colonies ne relève plus seulement de la liberté individuelle, mais constitue une obligation juridique pour tous les États (paragraphes 277-279).
Cet avis pourrait-il influencer le soutien inconditionnel des États-Unis à Israël ?
Benyamin Netanyahou doit rencontrer Joe Biden et Kamala Harris jeudi 25 juillet 2024, Donald Trump le lendemain.
Il s’agit davantage d’une question politique que juridique, mais qui soulève une question fondamentale pour les États, particulièrement pour les démocraties occidentales, en ce qui concerne la crédibilité de leur discours concernant le droit international. Comment peuvent-elles continuer à revendiquer une forme de supériorité morale, celle de la prévalence du droit et de la démocratie sur la force et l’autoritarisme, si les violations flagrantes des principes fondamentaux du droit international – comme l’interdiction d’acquérir un territoire par la force ; le droit des peuples à l’autodétermination ; les obligations d’humanité, de distinction, de précaution dans les combats ; l’interdiction de la ségrégation et de l’apartheid – ne sont pas condamnées et sanctionnées lorsqu’elles sont commises par un allié ?
Concernant le gouvernement états-unien, comment peut-il continuer à soutenir politiquement et militairement le gouvernement israélien sans être complice de ses crimes ? Cette problématique est cruciale, non seulement pour la crédibilité des démocraties occidentales sur la scène internationale, mais aussi pour les règles qui régiront le monde de demain, actuellement en pleine recomposition. D’un point de vue plus national, elle revêt également une importance significative pour les élections, aux États-Unis comme dans d’autres pays, où les défenseurs de la démocratie tentent de se distinguer de ceux qui représentent un danger. La position du gouvernement Biden et d’autres responsables politiques au Canada ou en Europe affaiblit considérablement cet argument.
En réalité, plus que cet avis pris de manière individuelle, je pense que c’est l’accumulation des condamnations, politiques et juridiques – par exemple, les mandats d’arrêt qui seront prochainement délivrés par la Cour pénale internationale à l’encontre de Benyamin Netanyahou et de Yoav Gallant – qui sera décisive dans le changement de politique des États vis-à-vis du gouvernement israélien. Le changement dans l’opinion publique et la pression de la société civile seront également déterminants pour inciter nos responsables politiques à revoir leur position vis-à-vis du gouvernement israélien.
La délégation olympique israélienne devrait-elle être soumise au même régime (non-participation aux cérémonies des JO, bannière neutre, etc.) que les délégations russe et biélorusse, comme le demandait le député LFI Thomas Portes ?
C’est une décision qui appartient au Comité international olympique (CIO), chargé de superviser l’organisation et le fonctionnement des Jeux olympiques, y compris l’admissibilité des comités nationaux olympiques et de leurs délégations. Pour décider de la participation ou non d’une délégation, le CIO examine divers critères, notamment le respect des principes de la Charte olympique et des droits humains.
C’est en raison de son régime d’apartheid que l’Afrique du Sud a été exclue des Jeux olympiques de 1964 à Tokyo jusqu’à ceux de 1992 à Barcelone. La violation du droit international par la Russie en Ukraine, au moment de son agression en 2022, est également ce qui a conduit à l’exclusion des délégations russe et biélorusse des Jeux de Paris 2024.
Dans ce contexte, il est difficile de comprendre comment le CIO pourrait tolérer la participation de l’État israélien, alors que la CIJ a reconnu le caractère illégal de sa politique d’annexion de territoire palestinien, la nature discriminatoire de son régime à l’égard des Palestiniens et le risque de génocide à Gaza. La France, en tant que pays hôte, aurait également pu affirmer son engagement envers le respect du droit international et les valeurs de l’olympisme en refusant la présence du président israélien Isaac Herzog lors de la cérémonie d’ouverture. (En réaction aux propos de Thomas Portes, le ministre des Affaires étrangères du gouvernement démissionnaire, Stéphane Séjourné, a réaffirmé lundi 22 juillet que « la délégation israélienne est la bienvenue en France pour ces JO », ndlr.)
Il convient de rappeler d’ailleurs que le discours du président Herzog appelant à « briser la colonne vertébrale » des Palestiniens a été cité dans l’ordonnance de la CIJ du 26 janvier 2024 concluant au risque plausible de génocide à Gaza (paragraphe 52). Malheureusement, ce n’est pas la première fois que le gouvernement français adopte une position ambivalente vis-à-vis des crimes du gouvernement israélien, ce qui affaiblit sa crédibilité concernant d’autres violations du droit international, en Ukraine et ailleurs.
Source : LA VIE / Interview Anne Guion